En province, quand les magasins disparaissent des centres villes au profit des centres commerciaux alentours, c’est la solitude qui prend place. Les habitants vivent alors dans un monde ennuyeux, vide, désincarné. Comme il n'y a plus de lien et de service dans la rue principale, ils vont acheter du rêve et des fruits exotiques en grande surface. L'hypermarché est le symbole de la société marchande, pourtant, il semble être aussi un lieu de rencontre, un lieu où toutes les classes de la société se croisent encore, l’endroit où l’on va pour s’évader du quotidien. J’ai donc observé le damier grisâtre des voitures, leurs chassés-croisés incessant. J’ai regardé ces individus poussant des chariots soit trop remplis, soit trop vides, sur un parking au décor consternant, isolé, planté au coeur d'une région rurale.
Exposition disponible, renseignement sur demande.
HYPER LIFE
Texte de Stéphanie Lacombe
La première chose que je fais quand j’arrive dans une région que je ne connais pas, c’est d’aller faire mon marché pour en connaître la culture locale. Ici, Il me fallait faire environ 40 kilomètres pour en trouver un. Alors je me suis ravisée, et je me suis mise au travail, à enquêter, à discuter avec les gens du coin pour compren- dre l’histoire du territoire. Un nom revenait souvent dans la bouche de ceux que j’interrogeais, ce mot c’était Intermarché et il s’est imposé comme la réponse évidente à la plupart de mes questions : « Il y a tout ce dont on a besoin, même un manège pour les gosses. » « On s’y retrouve la nuit pour boire des coups sur le parking. » « Il n’y a que ça ici. » « J’y vais pour voir du monde. » « Elle finira comme caissière à Inter. » Le supermarché semblait aux yeux de nombreux habitants être le « centre culturel » de la région, le pôle d’attraction de tous, comme autrefois, la place du village. Les gens s’y retrouvent pour discuter comme dans le temps après la messe. Le Super U a remplacél’église et la cais- sière, le curé. Je regarde la page Facebook de cet Intermarché, il compte 3000 abonnés, alors qu’il se situe sur une commune de 1800 habitants.
La Champagne Picarde est un territoire rural, situé entre Laon et Reims. Il ressemble à tous les paysages de France avec ses champs cultivés. La seule différence, c’est qu’à perte de vue, ici, il y a des milliers de croix blanches. La Première Guerre mondiale ayant fortement touché la région, elle en est devenue d’ailleurs l’at- traction touristique principale. Cependant, ici comme ailleurs, la conséquence de la guerre sur la société moderne est la même : c’est le début des Trente Glorieuses, la télévision prépare les menus du soir dans ses réclames, on part en voiture remplir le caddie, puis son frigo, qui lui aussi, a débarqué en même temps que les Américains. Les hypers, les supers, les ZAC se sont implan- tés partout en France sans politique d’aménagement du territoire. Les routes et les ronds-points ont accéléré la fermeture des petits commerces de centre-ville. Ici, on décore les carrefours avec des chars.
Je me souviens
Avec ma mère, nous allions faire les courses pour la semaine au supermarché, chaque vendredi soir. Je me souviens de la fraîcheur ressentie en entrant les journées d’été, de l’adrénaline de piquer un truc sans me faire prendre, d’ouvrir des paquets de chips au goût paprika pour les reposer ensuite, des longues discussions avec la dame croisée par hasard, j’en profitais pour regarder ce qu’elle achetait, dans son caddie, et j’imaginais sa vie. La grande surface c’est un lieu, où l’on fantasme quand on est enfant.
J’ai écouté
À la campagne, quand les épiceries et les cafés ferment leurs portes, que les magasins et les cinémas disparaissent au profit des centres commerciaux, c’est la solitude qui prend place. Elle anesthésie et cloisonne. Les gens vivent alors dans un monde ennuyeux, vide et désabusé. Comme il n’y a plus de rêve dans les villes, on va acheter des fruits exotiques en grande surface. Le supermarché est le symbole de la société marchande, soit, et il n’y a a priori aucun intérêt à décrire le plus commun, le plus terne des univers familiers qui soit. Et pourtant, il semble être le lieu de rencontre dans la région, le lieu où toutes les classes de la société se croisent encore, l’endroit où l’on peut s’évader un peu de son quotidien malgré tout, un des derniers liens sociaux peut-être. Voilà pourquoi j’ai décidé de poser mon regard sur ce parking.
J’ai touché l’impalpable
Je me suis fondue dans le décor, j’ai observé le damier grisâtre des voitures, son chassé-croisé incessant, j’ai regardé ces individus poussant des chariots soit trop remplis, soit trop vides, dans un décor d’une banalité consternante. Puis j’ai recueilli leurs récits ordinaires, fantasques, intimes, drôles aussi, des histoires de solitude et d’autres pleines de vie. Ces courts échanges avec eux sur le parking, m’ont permis de mieux comprendre une réalité sociale, je crois. J’ai vu des hommes et des femmes « quelconques », des « invisibles » selon Pierre Rosanvallon, qui ne m’ont ni parlé de « pouvoir d’achat » ni de « galère ». Je ne dirais pas qu’ils sont résignés, je n’en sais rien. Mais je décèle des tactiques d’occupation mises en place, des moyens bien à eux de se jouer d’un quoti- dien morose et ordinaire. Le supermarché est incontournable, on y revient toujours, comme le passage en caisse et son bip, qui se répète sans fin.
Et j’ai entendu S B A M
Sourire Bonjour Au revoir Merci
Sourire Bonjour Au revoir Merci
Interview France Culture : Dans les Hauts de France, Stéphanie Lacombe expose "Hyper Life" des clients d'un supermarché