En province, quand les magasins disparaissent des centres villes au profit des centres commerciaux alentours, c’est la solitude qui prend place. Les habitants vivent alors dans un monde ennuyeux, vide, désincarné. Comme il n'y a plus de lien et de service dans la rue principale, ils vont acheter du rêve et des fruits exotiques en grande surface. L'hypermarché est le symbole de la société marchande, pourtant, il semble être aussi un lieu de rencontre, un lieu où toutes les classes de la société se croisent encore, l’endroit où l’on va pour s’évader du quotidien. J’ai donc observé le damier grisâtre des voitures, leurs chassés-croisés incessant. J’ai regardé ces individus poussant des chariots soit trop remplis, soit trop vides, sur un parking au décor consternant, isolé, planté au coeur d'une région rurale.

Exposition disponible, renseignement sur demande.

La page Facebook de l'Intermarché de Saint-Ermes compte 3 000 abonnés alors qu’il se situe sur une commune de 1800 habitants.

Denis attend son épouse avec Lola, un cavalier king charles, achetée 1 200 €.
Pour compléter sa retraite, il vend du bois de chauffe, des œufs et des légumes du jardin.​​​​​​​

Mathilde aime Fabien, elle aime aussi leur maison au milieu des bois, les étoiles, les ruines et les personnes âgées. En revanche,
elle n’aime pas les enfants au supermarché.​​​​​​​

Tous les jours après l’école, Maïly, Wilona et Alexane viennent à Intermarché.
Pourtant, leur maman travaille au Leclerc de Reims comme vendeuse, au rayon charcuterie.​​​​​​​

Pour venir à Inter, Bruno met trois minutes à moto contre huit minutes en voiture. Danièle, sa douce aux cheveux bleus, l’attend à la maison avec leurs deux pythons.​​​​​​​

Célina et Corry se sont levés tard. Le frigo était vide. Maintenant que le coffre est rempli, ils grignotent un bout avant de rentrer.​​​​​​​

Valentin est carreleur mais se verrait bien mannequin.
Il est venu faire le plein de carburant pour sa voiture sans-permis. Pour mieux visualiser ses dépenses, il paye en liquide.​​​​​​​

Kevin s’est fait tatouer sur le bras le prénom de son épouse Cassandra. Ils viennent souvent faire des courses car ils ont un bébé de deux ans.​​​​​​​

Nicolas déteste faire les courses. Là, il accompagne sa femme et sa belle-mère qui ne conduisent pas. Toutes les semaines c’est le même cirque, deux heures dans le magasin pour acheter toujours la même chose.​​​​​​​

Tous les jours, Solange tient à venir. Lionel l’attend dans la voiture. Par contre, au Leclerc de Reims, il l’accompagne. C’est plus grand et plus intéressant.​​​​​​​

Lohann et son père rentrent d’une partie d’airsoft dans les bois. Ils utilisent des répliques d'arme à feu qui propulsent des petites billes en plastique.

Audrey et Déborah se sont rencontrées sur Facebook et se sont mariées dans la commune d’à côté. Elles sont en recherche d’emploi.
Leur budget alimentaire pour le mois est de 150 €.​​​​​​​

Thibault et Dylan habitent à quinze kilomètres. Ils sont venus prendre de l’essence mais la station est fermée à l’heure du déjeuner.​​​​​​​

À la maison, le berger-allemand de Jean-Pierre dort sur le traversin, tandis que Dick, le yorkshire, se réserve un coussin sur la table de nuit. Sa femme et sa fille Angélique sont arrivées avec deux caddies remplis.​​​​​​​

Pour faire ses courses, Frida a emprunté une 305 Peugeot en mauvais état. Peu importe, ça dépanne bien.

C’est dimanche, le magasin est fermé, mais Lydie a besoin de s’aérer. Sa belle-mère et ses quatre enfants sont à la maison.
À cinquante-deux ans, elle vient d’avoir son permis.​​​​​​​

Une voix au micro du magasin : « Le propriétaire d’une 206 est prié de sortir sur le parking de toute urgence ! »​​​​​​​

Quand Éric rencontre Éric par hasard sur le parking,
ils s'assoient pour un brin de causette dans la voiture d’Éric.
C’est la même Mercedes 280 SE que possède JR dans la série « Dallas ».​​​​​​​

Après le collège, Clara et Alice aiment traverser les bois jusqu’au prochain village. Ici pas de danger, tout le monde se connait. Au pire, elles croiseraient un sanglier.

Avec son compagnon et sa cousine, Mandi est venue au drive récupérer les courses de sa grand-mère. Elle lui prendra, par ailleurs, un bouquet de fleurs au rayon fruits et légumes pour son anniversaire.​​​​​​​

Iron fait partie des gens du voyage.​​​​​​​

De temps en temps, Ali, Baptiste et Christophe se garent sur le parking pour regarder les gens. Pour rire, Christophe a lancé la chaussure d’Ali dans un caddie. Une femme partira avec sans s’en rendre compte.

Maurice a pris David en stage car il veut devenir chauffeur routier. C’est un bon gamin, mais il s’endort souvent sur le fauteuil passager.​​​​​​​

Après les soirées bien arrosées, la bande de Caroline et Cathia passe prendre une pizza au distributeur.
Ici, tous les jeunes ont grandi avec Intermarché et ont appris à conduire sur ce parking.

Christophe vit encore chez ses parents. Tous les mardis, il les emmène en commissions et préfère les attendre sur le parking. Mardi prochain, il les attendra au même endroit.​​​​​​​

Corentin et son beau-père Frédéric viennent ensemble une à deux fois par jour, même le dimanche matin. Ce soir, ils viennent acheter les croquettes du chat.

Comme Mélodie est dans une cabine, elle parle fort toute la journée. Certains clients sont désagréables, il faut comprendre, l’essence n’est pas une dépense de « plaisir »​​​​​​​.

Allan et Aglaë ont un chien, ils se promènent et vont déjeuner chez leurs parents le dimanche. Ils passent trois fois par semaine acheter des burgers et des pizzas.​​​​​​​

Cédric n’a pas de voiture. C’est son voisin Oilid qui l’emmène au supermarché. Ils en profitent pour acheter des jeux à gratter.​​​​​​​

Pour le barbecue de ce soir dans la forêt, Jason et Dylan ont dû revenir trois fois : pour l’essence, pour les brochettes et enfin, pour l’allume-feu. La soirée se fera entre garçons.​​​​​​​

Eugénie et sa sœur jumelle font le plein de courses deux fois par mois. Leur père est déjà assis au volant, prêt à partir.​​​​​​​

Le coffre de la voiture déborde d’outils, alors les courses, c’est directement sur les sièges. La voiture de David n’est jamais allée au garage. Il n’est pas garagiste, mais il bricole bien.​​​​​​​

Intermarché ferme ses portes, il est 19H15, tout le monde rentre à la maison.​​​​​​​

HYPER LIFE
Texte de Stéphanie Lacombe

La première chose que je fais quand j’arrive dans une région que je ne connais pas, c’est d’aller faire mon marché pour en connaître la culture locale. Ici, Il me fallait faire environ 40 kilomètres pour en trouver un. Alors je me suis ravisée, et je me suis mise au travail, à enquêter, à discuter avec les gens du coin pour compren- dre l’histoire du territoire. Un nom revenait souvent dans la bouche de ceux que j’interrogeais, ce mot c’était Intermarché et il s’est imposé comme la réponse évidente à la plupart de mes questions : « Il y a tout ce dont on a besoin, même un manège pour les gosses. » « On s’y retrouve la nuit pour boire des coups sur le parking. » « Il n’y a que ça ici. » « J’y vais pour voir du monde. » « Elle finira comme caissière à Inter. » Le supermarché semblait aux yeux de nombreux habitants être le « centre culturel » de la région, le pôle d’attraction de tous, comme autrefois, la place du village. Les gens s’y retrouvent pour discuter comme dans le temps après la messe. Le Super U a remplacél’église et la cais- sière, le curé. Je regarde la page Facebook de cet Intermarché, il compte 3000 abonnés, alors qu’il se situe sur une commune de 1800 habitants.

La Champagne Picarde est un territoire rural, situé entre Laon et Reims. Il ressemble à tous les paysages de France avec ses champs cultivés. La seule différence, c’est qu’à perte de vue, ici, il y a des milliers de croix blanches. La Première Guerre mondiale ayant fortement touché la région, elle en est devenue d’ailleurs l’at- traction touristique principale. Cependant, ici comme ailleurs, la conséquence de la guerre sur la société moderne est la même : c’est le début des Trente Glorieuses, la télévision prépare les menus du soir dans ses réclames, on part en voiture remplir le caddie, puis son frigo, qui lui aussi, a débarqué en même temps que les Américains. Les hypers, les supers, les ZAC se sont implan- tés partout en France sans politique d’aménagement du territoire. Les routes et les ronds-points ont accéléré la fermeture des petits commerces de centre-ville. Ici, on décore les carrefours avec des chars.


Je me souviens
Avec ma mère, nous allions faire les courses pour la semaine au supermarché, chaque vendredi soir. Je me souviens de la fraîcheur ressentie en entrant les journées d’été, de l’adrénaline de piquer un truc sans me faire prendre, d’ouvrir des paquets de chips au goût paprika pour les reposer ensuite, des longues discussions avec la dame croisée par hasard, j’en profitais pour regarder ce qu’elle achetait, dans son caddie, et j’imaginais sa vie. La grande surface c’est un lieu, où l’on fantasme quand on est enfant.


J’ai écouté
À la campagne, quand les épiceries et les cafés ferment leurs portes, que les magasins et les cinémas disparaissent au profit des centres commerciaux, c’est la solitude qui prend place. Elle anesthésie et cloisonne. Les gens vivent alors dans un monde ennuyeux, vide et désabusé. Comme il n’y a plus de rêve dans les villes, on va acheter des fruits exotiques en grande surface. Le supermarché est le symbole de la société marchande, soit, et il n’y a a priori aucun intérêt à décrire le plus commun, le plus terne des univers familiers qui soit. Et pourtant, il semble être le lieu de rencontre dans la région, le lieu où toutes les classes de la société se croisent encore, l’endroit où l’on peut s’évader un peu de son quotidien malgré tout, un des derniers liens sociaux peut-être. Voilà pourquoi j’ai décidé de poser mon regard sur ce parking.


J’ai touché l’impalpable
Je me suis fondue dans le décor, j’ai observé le damier grisâtre des voitures, son chassé-croisé incessant, j’ai regardé ces individus poussant des chariots soit trop remplis, soit trop vides, dans un décor d’une banalité consternante. Puis j’ai recueilli leurs récits ordinaires, fantasques, intimes, drôles aussi, des histoires de solitude et d’autres pleines de vie. Ces courts échanges avec eux sur le parking, m’ont permis de mieux comprendre une réalité sociale, je crois. J’ai vu des hommes et des femmes « quelconques », des « invisibles » selon Pierre Rosanvallon, qui ne m’ont ni parlé de « pouvoir d’achat » ni de « galère ». Je ne dirais pas qu’ils sont résignés, je n’en sais rien. Mais je décèle des tactiques d’occupation mises en place, des moyens bien à eux de se jouer d’un quoti- dien morose et ordinaire. Le supermarché est incontournable, on y revient toujours, comme le passage en caisse et son bip, qui se répète sans fin.


Et j’ai entendu S B A M
Sourire Bonjour Au revoir Merci


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