Il pleut et je suis entourée de poids lourds. Littéralement encerclée. C'est effrayant ces dinosaures de tôle de 3,5 tonnes. J'agrippe mon volant et lève le pied. C'est ce jour là qu'est né mon projet sur les chauffeurs routiers. À quoi ressemble une vie passée sur le goudron ?

Je dors au bord de la route depuis 33 ans, le soir je fais ma toilette dehors.

On m'appelle La Flèche car je fonce au boulot. J’ai passé 15 ans sur un chalutier à pêcher le gros, je ne voyais pas ma famille alors j'ai changé de vie : je suis devenu chauffeur routier et j’ai épousé la mère des mes trois enfants le week-end derniers.

Je me rase rarement, d’où mon surnom Biscotte. Ce soir c’est mon anniversaire, j’ai 58 ans et je regarde des vidéos de mon fils.

 Mylène Farmer est mon idole, je ne pourrais pas rouler sans elle. J’ai la housse de couette Mylène et ses peluches.

J'ai connu Nathalie sur un site de rencontre il y a 3 mois. Elle est venue à la maison, sa voiture est tombée en panne et elle n'est jamais repartie. Depuis on fait la route ensemble. 

Je me lève tous les matins à 2h pour éviter les embouteillages sur Paris. Je cuisine des petits plats dans mon camion avec mon réchaud. Je parcours 1300 km par semaine alors je prends soin de moi.

Je roule depuis 36 ans. Mon père aussi était routier mais «routier d’opérette» c’est à dire qu’il rentrait chez lui le midi et le soir. Moi, je viens de faire 3 000 km en 6 jours et je dors dans mon camion.

J'ai longtemps hésité entre le métier de grutier ou de chauffeur mais j’ai le vertige, alors je n'ai pas eu le choix.

Les chauffeurs européens passent leur weekend à attendre sur des parkings d’autoroute puisque les poids lourds sont interdits à la circulation. Ils font sécher leur lessive lavée à la main.

Je conduits un camion pour être libre. J’ai créé ma société de transport, ma femme est devenue mon chef. Quand j'ai commencé en 1972, le métier rapportait de l'argent.

Je suis né dans le camion de mon père, mes deux grands fils sont chauffeurs et la mécanique est la passion de ma femme. 

J’ai passé un réveillon du 31 décembre sur un parking de station service. J’étais seul avec mon champagne, j’ai pris deux gobelets et j'ai trinqué avec le caissier de la station.

C'est la tombée du jour, je suis en voiture sur une quatre-voies entre l'A1 et l'A3, juste après Roissy-Charles de Gaulle.
Il pleut et je suis entourée de poids lourds. Littéralement encerclée. C'est effrayant ces dinosaures de tôle de 3,5 tonnes. J'agrippe mon volant et lève le pied. C'est ce jour là qu'est né mon projet sur les chauffeurs routiers. À quoi ressemble une vie passée sur le goudron ?
Ils sont tatoués et en sandales, ils parcourent plus de 100 000 km par an et ne voient pas leurs enfants grandir, ils démarrent le matin à 4 heures, ils roulent 12 heures par jour ou par nuit et dorment dans une couchette pour un salaire de 1 480 Euros par mois.

Je suis allée sur les aires d'autoroutes, les parking de repos et j'ai commencé à les photographier dans leur cabine de 4 mètres cube. Cricri la flèche et Biscotte me racontent qu'ils conduisent pieds nus, assis en tailleur, que la CIBI n'existe quasiment plus au profit d'internet, qu'ils regardent la télévision en roulant, qu'ils font des barbecues le soir entre les camions, qu'ils se déchaussent pour monter dans leur cabine, toujours impeccable… on est loin des clichés. Ils prennent leur douche dans des lieux miteux et dorment sur les voies d'arrêt d'urgence quand les parkings sont pleins.

Mes premières immersions m'ont permis de voir, d'entendre, de redécouvrir un univers familier pour moi. Petite, je croisais ces routiers à la pompe à essence de mes grand-parents : l'odeur du cambouis, quand vous êtes née dedans, elle ne vous quitte pas. J'avais envie de retrouver ces hommes humbles et modestes, de voir ce qu'ils sont devenus, 30 ans plus tard. Des hommes solitaires, anciens militaires pour beaucoup, des reconverties pour d'autres et des passionnés pour l'ensemble. Ce sont 430 000 conducteurs français et 800 000 chauffeurs si on compte les camions internationaux qui sillonnent quotidiennement le territoire français.
(Travail en cours.)
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